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L’Espagne, pays des tapas et du flamenco, est aujourd’hui la troisième destination la plus populaire d’Europe. De sa côte méditerranéenne baignée de soleil jusqu’à Ségovie et ses châteaux de contes de fées plus au nord, cette fédération de régions uniques sur les plans géographique et culturel attire des millions de visiteurs chaque année. On y vient pour son soleil, ses plages, sa gastronomie et sa riche culture ibérique dont l’histoire remonte à l’époque romaine, et on y découvre une société cosmopolite, sophistiquée et accueillante. Mais ce ne fut pas toujours le cas.
À la fin de la guerre civile espagnole, en 1939, l’Espagne entrait dans une période de plusieurs décennies d’isolement relatif sur la scène internationale. Son chef suprême, le général Francisco Franco, dirigeait le pays d’une main de fer. Il allait continuer jusqu’au milieu des années 1970 à réprimer brutalement toute dissidence envers son régime autoritaire, catholique et conservateur. Malgré les difficultés économiques, politiques et sociales découlant de sa vision paranoïaque et intolérante du monde extérieur, Franco persistait dans sa voie. La modernisation, l’urbanisation et l’accroissement de la mobilité étaient vus comme des influences nocives sur un pays dont le général et ses partisans voulaient conserver la nature rurale et la tradition andalouse.
Le boom du bikini
Mais même le caudillo, ainsi appelait-on le tristement célèbre généralissime, ne pouvait fermer ses frontières aux touristes venus du Royaume-Uni et d’autres pays d’Europe de l’Ouest qui ont commencé à déferler sur l’Espagne dans les années 1950. Ces derniers profitaient ainsi de la hausse généralisée du niveau de vie et du revenu disponible, jumelée à la plus grande accessibilité des voyages. Ils étaient tentés par l’Espagne «différente» que promettaient les premiers dépliants touristiques conçus pour attirer les visiteurs étrangers. Puis, en 1959, un événement extraordinaire survint, qui symbolisa le début de l’essor du tourisme en Espagne.
Cette année-là, à Benidorm, sur la côte est du pays, le maire Pedro Zaragoza approuvait le port du bikini sur les plages de la ville pour la première fois. Il ordonnait même aux autorités locales de cesser d’obliger à se couvrir les touristes vêtus de maillots de bain qui en montraient «trop». En réponse à cette décision, l’archevêque de la ville, furieux, lança des procédures d’excommunication contre ce maire dissident.
Mais le maire, insensible aux menaces, se rendit à Madrid et parvint à obtenir une audience avec Franco lui-même. Il réussit à convaincre le très conservateur dictateur espagnol que les bénéfices économiques du tourisme surpassaient de beaucoup ses effets supposés néfastes de «corruption morale». Le boom touristique espagnol était né, et il n’allait plus s’arrêter. Cependant, en plus de leur argent, les touristes introduisaient aussi dans le pays des idées démocratiques, des attitudes plus libérales et des valeurs cosmopolites qui allaient complètement transformer l’Espagne au cours des décennies à venir.
En 1959, à Benidorm, le maire approuvait le port du bikini sur les plages pour la première fois.
Invasion étrangère
Cherchant en particulier à attirer les touristes nord-américains, le gouvernement de Franco entretenait des relations avec les géants de l’industrie du voyage comme TWA, Hilton et American Express, ainsi qu’avec des journalistes et cinéastes influents. En courtisant les riches touristes du monde entier pour favoriser la croissance économique, Franco faisait un coup de génie. Toutefois, ces touristes apportaient les graines du changement, et celles-ci donneraient éventuellement les racines d’une saine démocratie espagnole.
Au cours des 15 dernières années du règne de Franco, l’Espagne a connu un essor touristique sans précédent, accompagné d’une importante transformation sociale. Auparavant conservatrice et principalement rurale, l’Espagne s’est urbanisée et est devenue plus tolérante. De nombreux experts ont souligné les changements positifs que la croissance du tourisme a apportés à l’Espagne, surtout en ce qui concerne une vision plus progressiste du rôle des femmes, des droits des personnes homosexuelles et même du monde de l’art contemporain. Bien loin de se limiter aux corridas, au flamenco, à Don Juan ou à Carmen, la culture espagnole a explosé sur la scène internationale.
À la mort de Franco, en novembre 1975, la monarchie fut restaurée sous le roi Juan Carlos, et l’appareil d’État hermétique créé par Franco à l’image de son idéal fasciste était en pleine transformation. C’était le début d’un des grands succès de l’Europe. Ce qu’on a appelé le «miracle espagnol» des années 1960 avait déjà tiré l’essentiel du pays hors de la pauvreté. Bientôt, les touristes de Grande-Bretagne, d’Allemagne, de Suède, de France et d’autres pays du nord de l’Europe envahissaient les côtes espagnoles ensoleillées pour leurs vacances. Ainsi, les diverses costas — Dorada, del Azahar, Calida, Tropical, Blanca, de Almeria, del Sol — devenaient les destinations les plus populaires du continent. De nombreux étrangers à la retraite, achetant à faible prix des villas en bord de mer, s’installèrent même de façon permanente en Espagne. Cette tendance était si lourde que les résidents commencèrent à parler avec ironie de la «Costa Geriátrica».
Aujourd’hui, Barcelone est l’une des destinations les plus branchées d’Europe.
Renouveau moderne
Avec ses gouvernements socialistes démocratiquement élus des années 1980, l’Espagne s’est intégrée plus encore au réseau touristique européen. Elle a diversifié ses attractions en créant plus de galeries d’art, de musées, de monuments et de parcs nationaux, tout en continuant à promouvoir ses magnifiques plages comme attrait principal. La coupe du monde de la FIFA en 1982 signala à la planète entière la venue de la nouvelle Espagne, et des dizaines de milliers d’amateurs de football étrangers se ruèrent dans les villes et les stades du pays. Puis, en 1992, Barcelone fut l’hôte des Jeux olympiques d’été, qui transformèrent cette ville portuaire autrefois pauvre en une destination touristique majeure, équipée de kilomètres de plages artificielles construites pour l’événement. Aujourd’hui, Barcelone est l’une des destinations les plus branchées d’Europe, avec une scène culinaire et nocturne capable de rivaliser avec n’importe quelle autre ville du continent.
En 1960, l’Espagne accueillait six millions de visiteurs; en 2007, ce chiffre atteignait 60 millions, soit plus que la population du pays et le troisième plus haut total de tous les pays du monde. De nombreux touristes préfèrent encore passer leurs vacances le long des côtes de la Méditerranée, dans ces anciens villages de pêcheurs autrefois idylliques mais très pauvres, où les marinas sont maintenant pleines de yachts luxueux, attirant les vacanciers de partout dans le monde. D’autres préfèrent explorer l’Espagne des villes médiévales, des cités imprégnées d’histoire, des zones rurales bucoliques et des montagnes sauvages.
D’innombrables joyaux attendent le voyageur curieux dans chacune des 53 provinces et 17 régions autonomes de cet étonnant pays. Quatre décennies après Franco, le rêve despotique et anachronique du dictateur a été remplacé par la démocratie. Les Espagnols veulent maintenant célébrer leur esprit unique, et ils invitent le monde à partager sa beauté et son exubérance. Ironiquement, dans ce pays fier autrefois synonyme de corridas et de machisme, la libération du peuple espagnol a commencé par un combat en faveur de l’humble bikini.